Éditorial : Les cartes postales
Par François Gauthier (La Prairie)
Autrefois...
Les années 70 ont vu l'essor des appareils 35mm, le plus souvent manuels, adoptés par une foule de néophytes. Quand l'image était bonne techniquement et le sujet très traditionnel, généralement un paysage, on entendait parfois : ''c'est comme une carte postale''. Ce commentaire par des non-photographes se voulait en fait un compliment .
Bien sûr , pour un adepte du médium, c'était plutôt une insulte, car ça soulignait en même temps un manque navrant d'originalité. N'empêche que pour bien des voyageurs, compléter ses propres images par quelques cartes postales assurait d'en avoir au moins quelques-unes de bonnes à conserver, voire à montrer.
Bien que j'ai débuté dans ces années, ce n'est qu'au début des années 2000 grâce à l'internet que j'ai acquis de l'équipement plus ancien, le plus souvent des années 50 . Malgré tout le contrôle et le savoir-faire que ça implique, j'ai grandement apprécié cette façon de faire et le sentiment d'accomplissement des résultats.
Au moyen âge, la chevalerie était un art qui fut tué littéralement par l'invention de l'arbalète. Similairement, la photographie 'ancienne' était un art qui impliquait un apprentissage, un cheminement et un perfectionnement. Bref, sans être réservé à une élite, c'était un domaine de savoir-faire nécessitant un investissement d'effort et de temps.
Puis vint 'progressivement' l'automation de l'exposition, du foyer, etc., mais les erreurs étaient encore courantes. Avec l'ère du numérique et notamment du téléphone dit 'intelligent' , il suffit de viser et de cliquer . Pour du portrait , non satisfait du mode de détection du visage et de l'oeil, il y a même eu une fonction de 'détection du sourire' pour que le déclenchement ne soit fait qu'en cette circonstance ...
Bien sûr, tout ça ne garantit pas que l'image soit intéressante. Il reste le quoi avec la composition et le quand , notamment avec sa lumière changeante.
Maintenant...
Mais depuis quelque temps, on peut réarranger une image a posteriori. Au début on pouvait enlever des éléments jugés indésirables comme un poteau ou certaines personnes . La plus récente étape dans cette tendance est de choisir un ciel pour aller avec la partie basse de l'image de son choix . Si on n'en a pas, le logiciel en a en réserve à proposer...
On peut se demander dans quelle mesure le 'photographe' est encore l'auteur d'une telle image et même : est-ce encore de la photographie ?
Tant qu'à y être , poussons la logique jusqu'au bout . Pourquoi s'imposer la dépense d'un appareil photo quand on peut simplement télécharger des images déjà faites ou à assembler en kit pour les 'personnaliser' . Ce sera alors le grand retour et le règne des cartes postales , cette fois numérique. Par souci 'd'originalité' et de narcissisme, on pourra quand même y insérer un égoportrait au montage automatique pour finaliser le tout, qu'on ait visité l'endroit illustré ou pas.
Pour ce qui est de l'art, c'est comme comparer Van Gogh avec la peinture à numéro. Je ne sais pas pour vous, mais ce 'portrait' d'un très proche avenir ne me semble plus avoir grand-chose à voir avec Ansel Adams ...
...mais il y a plus : l'intelligence artificielle dite 'AI' permet de générer des images sans incursion personnelle.
Au début de 2023, un des photographes les plus populaires d'Instagram , Jo Avery, a été démasqué comme n'utilisant pas un Nikon D810 avec un 24-70mm comme il le prétendait. Ses portraits provenaient d'une 'sélection personnelle' générée par le logiciel Midjourney. En fait, ces 'personnes' n'existent pas dans notre réalité.
Bien sûr, 'l'artiste' se défend en affirmant qu'il a travaillé pour y arriver et qu'il en est l'auteur par utilisation d'un ordinateur. Il ne peut nier toutefois qu'il a induit en erreur en prétendant l'utilisation d'un procédé traditionnel.
Cela permet de reposer certaines questions . Notamment, qu'est-ce qui choque dans l'exemple précédent : la façon d'obtenir ces images ou le mensonge sur la provenance ?
Le débat sur la véracité des images dépasse maintenant ceux de la mise en scène et d'un certain traitement de la réalité. Aux images suréditées s'ajoute un vague AI qui vas déferler rapidement et saturer ce qu'on voit.
Bientôt...
Le résultat est prévisible : de la même manière que beaucoup ne sont plus impressionnés par une bonne image parce que probablement 'photoshoppé' , le regard sur toute nouvelle photographie sera indifférent parce qu'à partir des années 2020 elle n'aura plus son rapport à la réalité qui en a fait sa force et sa distinction.
Autrefois, voir était croire . C'est presque terminé. Il sera difficile de prouver l'authenticité d'une image en privé et impossible en public. Seules les photographies historiques y échapperont.
On peut même se demander l'effet que cela aura sur les ventes de matériel photo et leur utilisation professionnelle autant qu'amateur. Pourquoi un magazine paierait pour une image qu'il peut générer à la demande ? Quel intérêt aurions-nous à aller voir une exposition de photos qui a pu être générée par n'importe qui... ou n'importe quoi ? Quel intérêt à prendre des images artistiques qui ne seront pas crues à moins d'être mauvaises ?
L'automation s'est d'abord attaquée à une part de la prise de vue, maintenant elle 'démocratise' l'édition. Face à la question de la complexité, la réponse est de simplifier en retirant des décisions à prendre. Le savoir-faire est par conséquent de moins en moins nécessaire.
J'ose imaginer une variante possible de la 'camera' du futur.
Un téléphone que l'on pointe vers un sujet quelconque. L'appareil ayant analysé la scène en une fraction de seconde , choisit le cadrage , la mise au point, enlève les éléments jugés superflus pour les remplacer par d'autres et insère des personnes si cette option est par défaut. Quelques commandes verbales suffisent à modifier le tout ou à demander des alternatives.
Par exemple, une plage en vacance suivie de ces instructions : enlever personnes, insérer Paul et Pierrette, chemise Paul en bleu , amincir Pierrette, ciel plus nuageux, éloigner bateau, vagues plus hautes ... sauvegarder, envoyer à Jacques . Autre version, noir et blanc style Ansel Adams, envoyer à Lorraine . Mode veille.
Bien sûr, une image très semblable aurait pu être faite à distance ou par quelqu'un d'autre . Et quelqu'un remarquera peut-être que c'est le même bateau qui revient souvent...
Dans mon imaginaire, il y a aussi un hurluberlu quelque par qui photographie encore avec une caméra ancienne . On a beau lui dire que le résultat serait meilleur, plus rapide et surtout facile et sans effort...